J'ai eu la chance extraordinaire de visiter tour à tour Berlin et Hiroshima en 2023. Je n’ai pas de penchant morbide et je n’avais pas nécessairement en tête une thématique Seconde Guerre mondiale. La coïncidence m'a frappé en chemin. Plusieurs endroits comme Londres, Paris et Dieppe ont été le théâtre de batailles marquantes. Me retrouver dans deux villes qui ont été au cœur d’un des plus grands conflits armés de tous les temps aura été pour moi une expérience inoubliable. Pas que les deux agglomérations aient subi exactement le même sort ni que leur destin ait été si semblable. Berlin a été la cible de 363 raids aériens pendant près de 5 ans. Un seul bombardier a survolé Hiroshima.
Mais la violence de la déflagration de la première bombe A utilisée sur un objectif militaire restera à jamais gravée dans la mémoire collective – sauf peut-être pour l’Iran et la Corée du Nord, amnésiques. Les deux villes sont liées par le fait que leur bombardement et la capitulation de leur pays auront mis fin à cette guerre. Ce qui m’a surtout intéressé, c’est comment les deux peuples commémorent l’hostilité, la destruction et la mort de façon bien différente.
Deux villes, deux mondes
J'ai visité la ville Grise sous un soleil radieux au mois d'août dernier. La renommée de la vie culturelle de Berlin, de jour comme de nuit, n’est plus à faire. Je n’allais pas rater pareille occasion de prospecter quelques biergarten. J'avais aussi hâte de voir comment la ville allait témoigner de la Seconde Guerre mondiale, du nazisme et des horreurs innommables dont elle a été l’épicentre. J’étais curieux de constater de mes yeux si les Berlinois et Berlinoises avaient modifié des pans de leur histoire, en déchirant certaines pages, en récrivant d’autres. Et puisque l'Histoire ne s'est pas arrêtée en 1945, je voulais (comme tout bon touriste) publier un selfie devant Le baiser de l’amitié du mur de Berlin.
Ce n’est que 2 mois plus tard que le Japon s’est annoncé comme destination et la Ville de la Paix devait absolument figurer sur mon itinéraire. Bien sûr, j'imaginais bien qu’Hiroshima avait été entièrement reconstruite. Le largage d’une bombe A par un avion B-29, il y a près de 80 ans, n’a laissé que mort et désolation. J'étais curieux de découvrir comment les Japonais allaient raconter leur histoire, eux qui se montrent culturellement plutôt taciturnes. Il est toujours intéressant de voir comment on décrit les bons et les méchants de chaque côté de la ligne de front, même après tout ce temps.
Les stigmates de la guerre
À Berlin, on trouve de nombreuses traces de tirs d’artillerie sur les murs des édifices. On aperçoit des taches claires - du ciment utilisé comme bouche-pores - sur les bâtiments restaurés. D'autres immeubles gardent toujours leurs cicatrices comme autant de rappels de cette période douloureuse. Un devoir de mémoire. J’ai été très étonné d’en voir entre autres sur la Colonne de la Victoire et au Alte Nationalgalerie où de profonds impacts sont visibles par dizaines sur les piliers de marbre. Il suffisait que je mette mon doigt dans un de ces stigmates pour ressentir la violence des combats en pleine ville. Mis à part ces nombreux artefacts, rien ne témoigne des pilonnages subis par la ville.
«L’homme est un loup pour l’homme». Thomas Hobbes (1641)
À Hiroshima, nulle trace du bombardement, la force de la déflagration à 580 mètres au-dessus de la ville n’a laissé que ruines et cendres. Il y avait bien plus que des trous de balle à colmater. Marché sur l’hypocentre de l’explosion (où se trouve maintenant un centre d’achat) m’a procuré un grand frisson comme cela m’arrive souvent lorsque je suis LÀ. Quand je me trouve sur un lieu géographique ou historique important (pour moi), je visualise l’épingle sur la mappe monde, puis un carrousel d’images roulent en boucle dans ma tête. Je me sens alors extrêmement privilégié de pouvoir vivre ce moment, d’être LÀ. Appelons ça de la pleine conscience touristique!
Du bombardement, aucune trace ne subsiste sauf pour le dôme de Genbaku (abréviation japonaise signifiant «bombe atomique»), monument pour la paix et hommage à la résilience des habitantes et habitants de la ville. Situé à 130 mètres de l’hypocentre, il s’agit de l’un des rares bâtiments (et non le seul comme on l’entend souvent) à avoir résisté à la «mère de toutes les bombes». Mis à part quelques travaux afin d’éviter son effondrement, l’édifice est exposé tel quel à la vue de tous.
Aussi appelée Mémorial de la Paix, la structure éventrée par le souffle de la déflagration et tordue par le flash thermique (qui n’a duré que 10 secondes) contraste fortement avec la beauté de la rivière Motoyasu et du Parc de la Paix situés à proximité. C’est le genre d’endroit chargé, plus grand que nature, plus grand que nous tous, qui impose le respect. Même les centaines d’ados en visite scolaire avaient perdu le goût de rigoler.
Raconter l’histoire
À Berlin, des morceaux du passé sont éparpillés un peu partout sur les murs de la cité. De nombreux panneaux relatent les faits marquants directement là où les événements se sont produits. Ces différents tableaux pédago-historiques sont visibles à proximité des édifices témoins du passé.
Sur les ruines des bâtiments de la Gestapo, j’ai visité la Topologie de l’horreur, un musée à ciel ouvert qui raconte la montée du nazisme, les atrocités commises , le déclin de cette idéologie et la fin de la guerre. Faits réels et anecdotes à glacer le sang sont accompagnés du nombre de déportés, de prisonniers et de morts, articles de journaux à l’appui, comme si nous avions encore besoin de preuve – quoique pour les négationnistes, si. J'ai été soulagé de voir que les Allemands se sont approprié leur histoire sans l'édulcorer ni la dénaturer de quelques manières que ce soit. Elle est au contraire racontée avec plus de détails, comme si oublier ne serait-ce qu’un seul fait pourrait passer pour un détournement de l’histoire.
Là, les deux pieds dans la garnotte de la Gestapo, ce qui m’a le plus frappé, c’est combien nous avons la mémoire courte. La montée de l’extrême droite, les propos haineux, l’immigration comme cause de tous les maux, la stigmatisation de l’homosexualité, le puritanisme et l’hypocrisie qui vient avec, la démocratie qui ne tient pas ses promesses, les élus corrompus, les médias de droite utilisés pour la propagande idéologique, les mensonges comme des vérités, les politiciens charismatiques élevés au rang de gourous et leurs hordes de suiveux chez qui le discours de la droite décomplexée résonne, la population qui adhère à des idéologies pourtant contraires à leurs valeurs initiales. Je vois ça tous les jours dans la presse.
Un peu partout dans la ville, on trouve des monuments à la mémoire des disparus: Mémorial soviétique, Mémorial du pont aérien, la Tour de l’holocauste, Mémorial aux homosexuels persécutés pendant la période nazie, Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, etc. Ce dernier, que vous avez pu voir dans la série 8 sens (à voir absolument!), surprend par son immensité et le sentiment d’inconfort qui nous envahissent au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans son labyrinthe.
En plus des nombreux endroits ouverts sur la rue, Berlin compte de multiples musées qui racontent l’histoire de différents points de vue comme le Musée juif de Berlin, le Musée de la Stasi, le Musée de la RDA, etc. Bref, il y en a pour des semaines à visiter et j’en avais qu’une seule. Le sujet n’est pas réjouissant, mais toujours instructif. Et puis, la mort et la bêtise humaine nous fascinera toujours. Heureusement, il y a les biergarten pour souffler un peu!
Le mur de la honte
Quant au mur de Berlin, on retrouve ses traces un peu partout, soit toujours debout ou alors des pavés incrustés dans le bitume témoignent de son emplacement original. Construit en entier dans la nuit du 12 au 13 août 1961 par l’Allemagne de l’Est – d’abord en barbelé puis graduellement en béton - il a divisé les familles et restreint les déplacements de la population jusqu’en 1989. Sur plusieurs coins de rue, je pouvais lire l’histoire d’une révolte ou d’une exécution et voir les noms et les visages de jeunes adultes fusillés pour avoir tenté de rejoindre une amoureuse, un frère ou pour tout simplement se sentir libres. Le Blackbox Kalter Krieg, une petite place urbaine m’a particulièrement ému.
Avec le mur, Checkpoint Charlie est devenu le symbole de cette singulière période post-Deuxième Guerre mondiale. Des millions de touristes par année - dont moi - convergent vers cet ancien poste transfrontalier. C’est la Tour Eiffel allemande! Tout y est refait à neuf. Tout y est désespérant. Tu prends ta photo devant les sacs de sable, tu la publies sur Instagram et tu t’en retournes, déçu.
Et bien sûr, les restes du mur toujours debout dans plusieurs quartiers témoignent également de l’histoire récente et de la fin de la «guerre froide». Les Berlinois se sont appropriés ces vestiges à coup de masse et de graffitis, pour conjurer les blessures qui les ont affligés pendant des décennies. Une façon de transformer le «mur de la honte» par le street art.
8 h 15
Les hiroshimiennes et hiroshimiens ont confiné leur effroyable histoire sur une petite île de 0,1 kilomètre carré à proximité de l’hypocentre de l’explosion: le Parc du Mémorial de la Paix. On reconnaît la légendaire réserve japonaise dans le nom. Ce n’est pas le parc de la bombe atomique, le parc des Japonais morts pendant la Deuxième Guerre ou le parc de l’apocalypse. J’ai cependant lu qu’au départ il devait se nommer le parc du «Désastre de la Guerre». J’imagine qu’en réunion au conseil de ville, quelqu’un a dit : «Désastre, ça fait pas trop exagéré?»
Le parc propose de nombreux mémoriaux éponymes: le Cénotaphe du Parc de la Paix, La Cloche de la paix, La Flamme de la Paix, les Portes de la paix, etc. On y trouve aussi le Musée du Mémorial de la Paix où le récit détaillé des événements de 1945, causés par l’explosion de la toute première bombe atomique larguée par l’Américain Paul Tibbets, est raconté en détails.
Pour une rare fois, les Japonais montrent sans pudeur les images d’hommes, de femmes et d’enfants à la chair à vif, des cadavres flottant dans les cinq branches de la rivière Ôta et des dispensaires en plein où s’entassent des milliers de zombies. Ça ne respire pas la paix... Ailleurs sur le site, on peut observer des bouteilles de verre fondues comme les Montres molles de Dali, des poutres de pont tordues et des bicyclettes réduites en masses informes. Autant d’artefacts qui témoignent de l’intensité du souffle et de la chaleur (plus de 1000°C) quelques secondes après l’explosion. Peu de choses sont exprimées sur les événements politiques et militaires qui ont mené à ce moment fatidique du 6 août 1945, 8 h 15. Sans le dire de façon frontale, les habitantes et habitants d’Hiroshima sont présentés comme les doubles victimes d'un dictateur japonais et du besoin des Américains de bomber le torse face au monde entier.
Le musée se termine par une exposition scientifique sur l’énergie nucléaire et le fonctionnement d’une bombe atomique. On ne serait pas au Japon sans cette bonne dose d’éducation techno-scientifique! Mais j’ai quand même trouvé curieux de retrouver dans le même musée une exposition historique empreinte de solennel et une autre plus «Centre des Sciences». C’est probablement pour attirer les groupes scolaires qui semblaient se lasser rapidement des exbibits de vieilles photos de familles, de vêtements brûlés, de bouteilles tordues et autres conserves fondues. On s’intéresse peu à l’ancien temps quand on n’a que 13 ans d'ancienneté.
Les Japonais font une grande place à la commémoration de leurs morts avec le respect bouddhique qu'on leur connaît. Le Hall du Mémorial de la Paix (je vous laisse deviner où il est situé) est un endroit difficile à décrire. D’abord un centre destiné à conserver le mémoire de l’événement et des personnes décédées, il aide aussi les familles à retrouver les traces de leurs ancêtres disparus dans la tragédie. Il a été construit sous terre pour se rapprocher des personnes disparues.
Plus de 75 000 personnes décédées le jour même. Fin 1945, ce nombre avait doublé dans une ville qui comptait 344 000 âmes.
Au dernier niveau s’enfonce le Hall des Souvenirs, une rotonde à l’ambiance de sanatorium où les murs montrent sur 360° une vue apocalyptique de la ville quelques jours après l’explosion. La photo a été prise par un Américain – assurément pas un touriste. Les parois sont constituées de 140 000 tuiles, soit le nombre estimé de décédés et de disparus quelques mois après le bombardement. Les noms des 226 villages ou quartiers rasés y sont gravés en fonction de leur orientation cardinale. Au centre de la pièce, d’une minuscule et sombre fontaine coule doucement de l’eau avant de s’engouffrer dans le sol. Elle rappelle que des milliers de personnes sont décédées de déshydratation causée par le choc thermique extrême, l’eau étant instantanément contaminée par la radioactivité et par les cadavres qui descendaient les rivières. La source apporte ainsi de l’eau aux défuntes et aux défunts pour leur repos éternel. Les Japonais ont vraiment le sens du sacré.
Ma démobilisation
Ce que je retiens de mon périple historique? Du point de vue factuel, pas grand-chose. RDI présente pratiquement tous les jours des documentaires sur la Deuxième Guerre mondiale. J’en connais plus sur Hitler que sur René Lévesque! Mais marcher sur les traces des femmes et des hommes qui ont subi l'histoire procure des frissons que la télé ne pourra jamais m’offrir. Pour moi, ce fut un voyage plein d’humanité. J’ai ressenti la tristesse, le deuil et aussi la honte de la population même après toutes ces années, mais jamais la colère. Ces deux villes racontent de manières différentes, mais toujours avec vérité et résilience, cette guerre que leurs citoyennes et citoyens n’ont pas souhaitée.
La guerre est décidée par le politique, menée par le militaire et subie par le civil. Taha-Hassine Ferhat
La Deuxième Guerre mondial aura décimé plus de 70 millions de personnes, soit environ 2,5 % de la population mondial de l’époque! Je me sens choyé de ne jamais avoir vécu de conflit armé au Canada, le «plusse» beau pays au monde. Je suis revenu pourtant avec le sentiment amer que l’histoire tend à se répéter. La montée du populisme, la désinformation, les dictateurs déguisés en sauveurs, la haine de l’autre et la course à l’armement. La guerre. Quand je vois actuellement tous les coups de pied qu’on donne dans la ruche du Moyen-Orient, j’ai mal à mon humanité.
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