Ça faisait longtemps que je voulais vous parler de la websérie Mon bro dans laquelle deux amis d'enfance, fin vingtaine, habitent ensemble et vivent une bromance plutôt intense. C’est un genre de Un gars, une fille où les deux protagonistes, un gai et un hétéro, font éclater les codes masculins avec beaucoup d’humour. Mais ce n’est pas une critique sur l’homme blanc hétéro ni une charge contre la masculinité toxique. C’est bien plus subtil que ça.
N.B.: L’article suivant pourrait ajouter quelques mots nouveaux à votre vocabulaire.
Bonne lecture!
Une série de petits malaises
Dans le coin cuisine, on a Tom, 29 ans, un gai d’allure plutôt «straight», testeur de jeux vidéo. Il aime cuisiner, la bière de micro et regarder le hockey. Dans le coin salon, on a Greg, même âge, courtier immobilier hétéro qui multiplie les conquêtes qui le fuient toujours avant l’aube. Un «gaydar» bien aiguisé indiquerait que, d’entre les deux, c’est Greg le représentant LGBTQ+. Plus extraverti que son coloc, il aime sortir dans les bars, tout ce qui se prépare au micro-ondes, boire du Nicolas Laloux - un vin d’épicerie - et jouer au tennis avec ses boys. Les deux vivent une amitié très intime, une bromance extrême, qui les poussent souvent à la jalousie maladive quand l’autre invite sa «date» à l’appartement. C’est plus complexe que Three’s Company et à des années-lumière de la blonde névrosée et de son meilleur ami gai avec qui elle enfile les Espresso Martini.
Mon bro est une websérie humoristique diffusée sur TikTok et Instagram. Elle s’adresse évidemment aux jeunes générations abonnées à ces plateformes sociales. Mais elle pourrait jouer en boucle – comme Les Gags de Juste pour rire – dans les salles d’attente ou les avions. Ça pourrait en déniaiser quelques-uns. En mettant en scène un hétéro ambigu et un homosexuel à l’allure aussi «straight» qu’un commis de Costco, les auteurs/comédiens jouent sur la fluidité des codes masculins hétéro et homonormatifs. Les gestes d’affections et les dialogues entre les deux protagonistes sont surprenants et inaccoutumés, mais toujours drôles. En résultent alors de p’tits malaises qui nous remettent en pleine face les stéréotypes masculins transmis autant par l’église, nos parents que Passe-Partout.
Des exemples? En pleine nuit, Greg rejoint le très endormi Tom dans son lit à 4 h du matin, après une soirée à boire des shooters avec sa gang du tennis. Alors que les deux s’enlacent comme le ferait un couple au lit, on entend :
- Je suis fier de toi mon lapin!, dit Greg en pinçant le mamelon de Tom.
- Ton «pinou» (terme utilisé pour parler de l’organe mâle) n’est pas si extraordinaire que ça!
- Tu me trouves-tu beau?
Le scénario ne sert jamais à ridiculiser les gais, les hétéros, mais plutôt à nous faire réaliser les stéréotypes masculins intégrés depuis l’enfance en regardant Tom Selleck, Bruce Wills ou mononcle Robert.
La bromance, pas une affaire de bro
Pour celles et ceux qui n’ont pas vu le film The Hangover, la bromance c’est un mot-valise anglais tiré de «brother» et «romance». Le terme décrit une «relation forte entre hommes, avec un niveau émotionnel élevé et des démonstrations d'intimité fortes, sans composantes sexuelles». Merci Wikipédia. Aux paroles rassurantes se joignent de petits gestes intimes comme une tape sur les fesses, un p’tit bec dans le cou ou même sur la bouche. L'Office québécois de la langue française suggère d’utiliser l’expression «amitié virile», une traduction qui décrit assez bien le phénomène.
Dans la culture anglo, on utilise le terme «bromosexualité» (bromosexual friendship) pour parler d’une relation amicale entre un gai et un hétéro. À cause de l’homophobie ambiante, ce genre d’amitié était plutôt rare dans les années 80 et 90. Aujourd’hui, les amitiés bromosexuelles se voient plus régulièrement, au cinéma comme dans la vie. Mais contrairement à la bromance, la relation n’est pas nécessairement proche ou virile. On peut donc dire que Greg et Tom vivent une histoire «bromosexuelle bromantique» ou une «bromance bromosexuelle»… Vous suivez toujours?
Pendant que vous êtes en train de mettre à jour votre dictionnaire personnel, on dit aussi d’un comportement qu’il est «bro-sexuel» lorsqu’un hétéro imite des comportements homosexuels stéréotypés ou affirme qu’un de ses amis agit comme un gai. Par exemple, quand un gars raconte à ses chums de la shop qu’il a partagé un lit avec un ami en voyage, qu’ils ont dormi en cuillère et qu’il a eu peur de se faire «embrocher» [ajouter un gros rire gras ici]. C’est dit en toute amitié, mais la blagounette véhicule des propos homophobes.
Mais tout ça n’a rien à voir avec la «broculture» ou la culture du bro, une camaraderie masculine hétérosexuelle, souvent associée à un état d’esprit misogyne et homophobe. Comment la reconnaître? C’est le «Big, si tu veux être gros, faut faire plus de push-pull», entendu au gym. Ou encore le «Bro, veux-tu que j’dise un mot pour toé à p’tite au bar?» qu’on peut entendre dans un club ou dans la maison des gars d’Occupation double.
Encore une idée de woke?
Et tout ça, c’est nouveau? Pas du tout! La bromance n’a pas été inventée par Laurel et Hardy. C’est plutôt l’expression sociale de l’homoaffectivité qui change avec les époques. Comme le démontrent plusieurs illustrations du Moyen Âge et de nombreux écrits du XIXe siècle, les gestes d’affections entre hommes étaient fréquents et même encouragés dans les collèges, les bains, les cercles littéraires ou les fraternités. Lors des croisades, les chevaliers partageaient leur lit - quand ils en avaient un - avec leur écuyer. Remettre sa vie entre les mains d’un autre homme, ça soude une amitié!
Dans son livre, David Deitcher montrer une centaine d’images non pas de couples gais, mais bien d’amis qui prennent la pose sans s’inquiéter de la manière dont elles seront interprétées 100 ans plus tard. Elles témoignent ainsi des codes de la masculinité du début du XXe siècle.
Malheureusement, à certaines époques, la remontée du puritanisme religieux ou l’expression sociale d’une forme déterminée de la masculinité génère de l’homophobie, ce qui oblige les hommes bromantiques à rentrer dans le placard, comme dans les années 80 et 90 par exemple. Aujourd’hui, le rejet des codes homo et hétéronormatifs par la jeune génération normalise la bromance. Barak Obama a lui-même mentionné en 2017 qu’il entretenait une bromance avec Joe Biden. Il n’avait probablement pas lu la définition de Wikipédia…
Dans la fiction, on a souvent évoqué la bromance de Sam et Frodo dans Le Seigneur des anneaux, de Chandler et Joey dans Friends ou encore de Han Solo et Chewbacca dans Star Wars. L'amitié de Sherlock Holmes et du Dr Watson a aussi été dépeinte comme une bromance dans les films et séries des années 2000. Et comment ne pas considérer la tension sexuelle ressentie entre Batman et Robin dans la série de 1966?
Un zèbre albinos en tenue de prisonnier
Mais en quoi est-ce nécessaire de remettre en question les codes masculins actuels? On n’est pas bien comme ça? Les hommes dans le garage et les femmes aux fourneaux? Laissez-moi vous raconter comment ça se passe. Enfant, je me suis longtemps senti comme un zèbre albinos. Je ne me reconnaissais pas parmi mes congénères turbulents, gueulards, arrogants et intimidateurs. Je n’ai jamais eu ça en moi. Mais comme jeunes garçons, j’ai ressenti très tôt cette pression sociale de me conformer. Comme s’il existait une liste – non écrite, mais bien réelle – d’intérêts interdits aux gars. Et même si on ne pige pas toujours pourquoi, on imite les chefs de meute. Certains intègrent tout ça rapidement, d’autres en arrachent.
Parenthèse. Mon père élevait des poulets et dans un poulailler, il y a plusieurs mâles. Régulièrement, certaines volailles «full testostérone» montent sur le dos des autres. Une fois bien installés, ils picossent leur crâne, souvent jusqu’au sang. Peut-être aussi les traitaient-ils de tapettes, qui sait? Quand j’ai demandé à mon père pourquoi les oiseaux intimidateurs faisaient ça, il m’a simplement répondu : «Parce que ce sont des mâles dominants». Je savais bien que dans le règne animal, il y a des dominants, des dominés et des mangés. Mais à quoi ça sert dans un poulailler, où la nourriture et la sécurité ne manquent jamais et où il n’existe aucun prédateur – sauf celui qui les engraisse? Vous allez me dire «oui, mais ce sont des animaux!» C’est justement mon point: ce sont des animaux!
Je garde un souvenir assez dur de mon secondaire. Pour faire partie de la gang, j’ai ri aux blagues misogynes et homophobes de mes confrères. Je faisais semblant d’être d’accord ou de trouver ça drôle. Dans le gymnase, entre les cours, dans les «soirées 14-18» pas moyen d’échapper à cette ambiance mâle toxique sans être banni à vie sur l’île des rejets. La pression exercée par les pairs est intenable. J’ai bombé le torse et adopté la posture cool, qui se résumait à ajouter du «spring» dans ma démarche. S’adapter ou mourir, c’est la loi de la jungle à la polyvalente! Lentement, je suis devenu un zèbre albinos en tenue de prisonnier. Ça fonctionnait, par moment. Je n’ai jamais subi d’intimidation majeure – comme si la petite intimidation n’avait pas d’impact sur le développement de l’adolescent. Après cinq années, j’ai quitté l’endroit sans me retourner.
Boire de la O’Keefe à l’ombre du tracteur
Mais la pression ne venait pas que de mes collègues de classe. La société, la télévision ou le sport colportent tous des stéréotypes. Vers l’âge de 15 ans, je travaillais sur la ferme de mon voisin. Ça parlait de cul, de femmes et de tapettes, sans gêne. Dans le temps des foins, on s'affairait souvent dans le grenier d’une grange. Il faisait assez chaud pour perdre connaissance - tout ça pour 3,50 dollars l’heure. J’aurais bu l’eau d’une piscine complète tellement j'avais soif. Mais je faisais comme les hommes qui se rinçaient le gosier avec de la O’Keeffe chaude comme de la pisse. Parce que des hommes, des vrais, ça boit de la bière même quand ils sont déshydratés comme des momies égyptiennes.
Heureusement, l’arrivée à l’âge adulte m’a permis de gagner en confiance, de choisir des amis et des collègues qui n’affichent pas leur taux de testostérone à tout vent, de vivre des amitiés sincères, que je ne qualifierais toutefois pas de bromances. Je me sens encore parfois comme un zèbre sans rayures, résultat de mon côté introverti dont j’ai discuté dans ce texte de 2022. Aujourd’hui, je sais reconnaître les mâles toxiques, qui pissent partout pour marquer leur territoire, avant qu’ils ne sortent leurs pattes pour me marcher sur la tête.
La fin des coqs de basse-cour
Il semble que la bromance vive une certaine normalisation sociale. Ce n’est pas un mouvement queer ni même woke. Les normes de la masculinité ont toujours changé et continuent d’évoluer. Avec Mon bro, Greg et Tom caricaturent la bromance – et la bromosexualité si vous avez suivi – pour nous faire réfléchir sur les codes des relations masculines. C’est juste assez crédible pour nous remettre en question et juste assez drôle pour ne pas trop choquer. Et c’est surtout nécessaire pour se débarrasser des coqs de la basse-cour et laisser les garçons devenir les hommes qu'ils souhaitent devenir.
Superbe article mon bro !